LA SEIGNEURIE DE RENNES-LE-CHATEAU

15/09/2007

C’est en 1957 que René Descadeillas commença à rassembler la volumineuse documentation qu’il utilisera pour la rédaction de sa thèse consacrée aux derniers seigneurs de Rennes-le-Château. L’étude ci-dessous, rédigée en 1958 et parue en 1960 dans le tome LXXII des Annales du Midi (pages 337 à 348), forme donc « l’avant-propos » de son plus ample et remarquable travail devenu aujourd’hui une référence incontournable qui paraîtra en 1964 sous le titre Rennes et ses derniers Seigneurs. Ce texte est reproduit avec l’aimable autorisation des Annales du Midi.

La Seigneurie de Rennes (Aude) au XVIIIème siècle*


Par René Descadeillas.


Il est vain de tenter d’inclure dans un cadre aussi restreint l’histoire de la baronnie de Rennes au XVIIIème siècle. Non pas qu’elle fût d’une étendue considérable, ni qu’il s’y passât des évènements extraordinaires. Au contraire, Rennes est le type même des petites seigneuries campagnardes du midi de la France.
Elle se situe au cœur du diocèse d’Alet. «  Evêché crotté », disait-on à l’époque. Etiré du bas Limousin jusqu’aux plateaux de Cerdagne, il s’allongeait d’autre part de La Tour-de-France à la pointe extrême du pays de Sault, enfermant dans ces limites 109 communautés et un peu plus de 30.000 habitants. Pays âpre et dur, ingrat et austère. Peu de rivières, quelques méchantes routes ; ni commerce, ni industrie ; assez de petit bétail, très peu de gros ; une agriculture déficiente, une population de mœurs rudes, laborieuse, mais peu éclairée, ignorante et routinière.
Inscrite dans le quadrilatère délimité par la Sals au nord, par l’Aude à l’ouest, par la Sals et la Blanque à l’est, au midi par la rivière de Saint-Ferréol prolongée par son affluent du Bézu et le petit synclinal qui lui fait suite, la seigneurie de Rennes, hachée de failles parallèles orientées NE-SW, est formée par une masse de terrains crétacés qui s’étalent sur la bordure occidentale du massif de Mouthoumet. Deux sommets la dominent : à l’est, le Cardou, massif houiller qui culmine à 796 mètres, au sud-est le pic de Bugarach qui figure, avec ses 1276 mètres, le géant de la contrée. Une succession de plateaux gréseux entaillés par de petites vallées étroites, où, entre les rocailles des abrupts, apparaît la terre arable, rose ou ocre, des crêtes déchiquetées, des croupes à peine boisées, des garrigues nues et balayées par le vent, tel se présente ce terroir de Rennes où, depuis trois siècles, grandit une famille qui rivalise déjà avec les Rébé, ses voisins de Couiza et d’Arques, aussi avec l’évêque et comte d’Alet.

Les Hautpoul ont pénétré dans la baronnie de Rennes en 1422, abandonnant pour elle leur manoir, au sud de Mazamet. Cette famille était ancienne et se recommandait par de longs services. Cinquante ans avant l’époque qui nous occupe, elle avait pour chef Blaise, coseigneur d’Aussillon, baron d’Hautpoul et de Rennes, ancien capitaine au régiment de la Marine, maintenu dans sa noblesse par un jugement de M. de Bezons du 4 janvier 1669. Allié aux Vivier de Lansac, père de huit fils dont deux seulement restaient en vie, les autres étant morts au service, il figurait au troisième rang dans la noblesse du diocèse, si l’on en croit un rapport du subdélégué qui lui attribuaient un revenu de 7.000 livres (1). Son petit-fils François, chef de famille en 1730, ne se classe plus, lui, si nous en croyons les rôles de la capitation, qu’au sixième rang, derrière la marquise du Bourg, baronne d’Arques, les Darsses Béon Cazaux de La Serpent, les Montesquieu-Coustaussa, le marquis de Sournia et Mme de Roquetaillade (2).
Nous allons voir comment, en quelques années, il ramènera sa maison à son rang ancien, et comment il l’y aurait maintenu s’il n’était mort prématurément. De ce fait, dans l’histoire de la baronnie de Rennes, on distingue trois périodes : la première, du mariage de François d’Hautpoul à sa mort, en 1753 ; - la seconde, de 1753 à 1770, où le mariage de sa dernière fille amène un partage de la seigneurie ; - la troisième, enfin, où mademoiselle de Rennes, la cadette de la famille, vieillit seule dans on château délabré, et prolonge sa vieillesse jusqu’aux débuts de la Restauration.

En 1730, le domaine de François d’Hautpoul se borne, à Rennes, au château et aux terres qui en dépendent, aux deux métairies de Carla et de Capia, à quelques terres dispersées : en tout près de deux cents arpents. Aux Bains de Rennes, tout proches, trois métairies lui appartiennent, couvrant, réunies, une centaine d’arpents : Montferrand, Pech-des-Viala et Bordeneuve. Plus haut, il exploite les vastes bois de Bézis. A Granès et au Bézu, il cultive quelques terres. A ces revenus agricoles, il ajoute celui des bains de Rennes, dont les thermes sont déjà très fréquentés. Il perçoit enfin les droits féodaux ordinaires de ces communautés, peu élevés, en raison de leur état misérable (3).
Sa maison ne comprend pas moins de cinq domestiques, et trois valets de ferme ; car, à Rennes, il pratique l’exploitation directe. Il paye 78 l. de capitation. On peut évaluer son revenu au diocèse d’Alet à un peu moins de 6.000 l. (4).
En novembre 1732, à 44 ans, il se marie avec une jeune orpheline de 19 ans, Marie de Nègre d’Ables, dernière représentante de la branche aînée de sa famille. De père en fils, ses aïeux sont baillis pour le roi du pays de Sault. Depuis la mort de son père, en 1726, elle a été élevée par son oncle, François de Montroux. Elle apporte à son mari ses droits de coseigneuresse de Niort, la seigneurie de Roquefeuil, achetée par sa mère au roi de France en 1720, des fiefs nobles à Mérial, Fontanès, avec les deux grandes métairies d’Aulis et de Canals (5). Ensemble important. Son oncle paye pour elle, en 1730, 38 l. de capitation.
Au lendemain de son mariage, François d’Hautpoul est à la tête d’un joli domaine. Si nous tentons d’évaluer son revenu, nous trouvons, en droits féodaux : Rennes, 600 l. ; Granès, 250 l. ; Le Bézu, 600 l. ; les Bains de Rennes, 400 l., au total, 1.850 l. Les terres rapportent : à Rennes, 1.200 l., aux Bains, 355 l. Il faut compter pour peu de choses les terres de Granès et du Bézu. Mais le revenu des Bains de Rennes atteint près de 3.000 l., et c’est le revenu principal de la seigneurie (6).
Si nous y ajoutons le produit de la ferme de Niort, Roquefeuil et Mérial, soit 3.300 l., nous voyons que la situation de François d’Hautpoul est loin d’être négligeable. Car nous ne faisons pas état des albergues, peu élevées, qu’on peut évaluer, tant en argent qu’en nature, à une cinquantaine de livres. Ainsi, avec un peu plus de 9.800 l., auxquelles il faut joindre le produit des moulins, tant à Rennes qu’aux Bains, à Niort et Roquefeuil, à Granès et au Bézu, les redevances en nature payées par les fermiers : volailles, porcs gras, grains, légumes et fruits, laines (7), la maison d’Hautpoul, en cette première moitié du XVIIIème siècle, atteint un degré de prospérité auquel, trente ans plus tôt, elle n’eût jamais osé prétendre.
Si les aïeux de François avaient beaucoup d’enfants, la postérité de François est moins nombreuse. En 1733, pensons-nous (8), naît sa fille aînée, Marie. Nous ne pouvons pas savoir exactement quand naquit la seconde, prénommée Marie-Anne Elisabeth. Mais le 8 octobre 1737, on baptise son fils Joseph, qui mourra en bas âge le 8 mars 1739 (9). Un mois plus tard, le 5 avril, naît une troisième fille, Marie-Anne Gabrielle (9 bis). Il n’aura pas d’autre enfant. Et l’absence de postérité mâle explique pourquoi, à la mort de François d’Hautpoul, s’éteindra la branche des Hautpoul de Rennes.
Dans les années qui suivent, le revenu de la seigneurie ne cesse de s’accroître, car, en 1739, la paroisse de Saint-Just et ses dépendances, rameau jadis détaché de Rennes, lui fait retour. Cette terre avait été donnée à Joseph d’Hautpoul, oncle de François, comme fief légitimaire, en 1699 (10). Le voilà qui décède en 1739, ayant testé en faveur de son neveu François, et ne laissant à son autre neveu, Pierre-François d’Hautpoul de Seyres, le futur baron aux Etats de Languedoc, qu’un legs de 2.000 l. François accepte la succession sous bénéfice d’inventaire, en prenant acte de la substitution imposée dans le testament qui réserve, qu’en cas de décès du légataire, la seigneurie de Saint-Just reviendra de plein droit à Pierre-François, neveu du testateur au même degré. Ce qui soulèvera, quelques années plus tard, la question de la quarte trebelliane, dont François, pour le moment, est bénéficiaire (11). Le revenu de cette terre, d’après le bail de 1740, atteint, tant en droits qu’en revenus agricoles, 745 l.
En 1750, les Hautpoul de Rennes ont en main la seigneurie tout entière. François d’Hautpoul a maintenant un homme d’affaires, Barthélémy Captier, qui réside au château ; il élève sa nombreuse famille qui grandit à l’abri de la gentilhommière. Il coûte à son maître 3 l. de capitation (12).
Le 26 septembre 1752, Mgr François de Bocaud, évêque et comte d’Alet, se déplace à Rennes pour bénir le mariage de Marie d’Hautpoul, fille aînée de François, âgée de 19 ans, avec son cousin Joseph-Marie d’Hautpoul-Félines, fils de Jean-Antoine, marquis d’Hautpoul-Félines, et de Catherine de Puysserguier. Ce mariage comblait les vœux des Hautpoul, car il réunissait deux branches de la famille éloignées depuis plus de trois siècles (13).
Marie d’Hautpoul recevait en dot la terre et seigneurie d’Aussillon en toute justice, et droits y attachés, les anciens fiefs d’Hautpoul et de Mazamet, le tout évalué à 120.000 l., mais diminué des sommes dues à sa tante, Marie-Anne d’Hautpoul d’Aussillon et à son oncle Joseph d’Hautpoul de Rennes, ce qui réduit la part de la jeune femme à un peu plus de 35.000 l. A cela s’ajoutent des préciputs, tant du chef de ses père et mère que de sa tante d’Aussillon, au total 80.000 l. (14). Ajoutons que les Hautpoul-Félines jouissent, au diocèse de Saint-Pons, dans leurs seigneuries de Félines, Ventajou et Cassagnoles, d’une fortune considérable. Tout paraît donc sourire aux Hautpoul de Rennes, dans le moment où va commencer leur déclin. Une épreuve les attend : le 15 mai 1753, François d’Hautpoul meurt à Limoux, dans la maison de Grégoire de Fourn, lieutenant principal au sénéchal et au présidial, chez qui il s’était rendu (15). Il n’avait pas tout à fait soixante-cinq ans. Marie d’Ables reste seule avec ses deux dernières filles ; Elisabeth a 18 ans, Gabrielle, 14 à peine.

Jusqu’à présent, l’administration de la seigneurie a suivi une marche régulière. François d’Hautpoul y exerçait la justice, avec l’assistance de Me Siau, notaire à Espéraza, lieutenant de juge. Il entretenait de bons rapports avec Jean Bigou, curé de la paroisse, qu’il prit à plusieurs reprises pour procureur (16). De nouvelles reconnaissances ont été signées à Rennes en 1735, aux Bains de Rennes en 1739, reconnaissant François comme seigneur « haut, moyen et bas justicier, foncier et directe du lieu, avec pouvoir d’y créer juge, bayle et autre officiers pour l’administration de la justice, ensemble les consuls … toutes terres étant tenues à tous droits de lods et vente à raison du sixième denier principal, droit de prélation, de confiscation … sous la charge de l’agrier à coutume porté et … les censives reconnues suivant le terrier » (17). L’agrier est évalué à 1/9è des fruits récoltés, pris au sol, la corvée à quatre journées par an et par habitant. Les droits de dépaissance sur les vacants qui lui appartiennent tous, la faculté de prendre du bois de chauffage sont confirmés à la population. Sur ces bases, le 29 juin 1753, à Limoux, les filles de François d’Hautpoul, cohéritières ab intestat, assistées des curateurs que le sénéchal vient de désigner, donnent à bail pour six ans à François Pugibet, bourgeois d’Alet, la terre et la seigneurie de Rennes, moins les deux domaines de Carla et de Capia, pour une redevance annuelle de 830 l. (18).
Dès lors, s’ouvre une période confuse. Marie d’Ables ne réside pas constamment au château de Rennes ; des deux jeunes filles, l’une, Gabrielle, la plus jeune, fait son éducation à Toulouse, chez les sœurs de Malte, au couvent de Saint-Cyprien ; l’autre, Elisabeth, partage son temps entre ce couvent, le château de Félines où habite sa sœur aînée, et Limoux où elle réside probablement chez son oncle Joseph, seigneur de Montaut et de Pomy, qui possède une immeuble au chef-lieu de la sénéchaussée.
La dispersion des membres de la famille explique la dispersion des actes, presque tous passés par Me Siau, notaire d’Espéraza, du vivant de François d’Hautpoul. Maintenant, on en découvre un certain nombre chez Me Ribes à Limoux, d’autres chez des notaires du Minervois, d’autres enfin chez les notaires de Toulouse. Nous ne les avons pas tous retrouvés. Néanmoins, nous sommes en mesure de dire que Marie d’Ables a des dettes à payer. Elle doit d’abord rembourser à son beau-frère Joseph-d’Hautpoul, seigneur de Montaut et de Pomy, une partie des sommes qu’elle lui a empruntées quatre ans plus tôt, probablement pour faire face aux dépenses occasionnées par le mariage de sa fille aînée (19). Le 15 septembre 1756, elle vend à François-Dominique Fonds, l’un des engagistes du domaine de Limoux, dit aussi Fondi, tous les droits lui appartenant sur la terre et la seigneurie de Niort, avec la métairie de Canals et toutes les terres en dépendant, la métairie d’Aulis pour 41.500 l. (20).
Si Marie d’Ables vend ainsi la terre de Niort, c’est qu’elle est réduite, pensons-nous, à l’obligation de trouver de l’argent. La succession de François d’Hautpoul a entraîné bien des difficultés. Marie d’Ables est en conflit avec ses filles, et les reprises auxquelles elle a droit donnent lieu, d’une part, à une sentence arbitrale reçue par Me Corail, notaire à Toulouse, le 3 octobre 1757, que nous n’avons pas retrouvée, d’autre part à une transaction du 28 janvier 1762, reçue par Me Pradal, notaire à Azille, que nous n’avons pu consulter (21). Si Marie d’Hautpoul-Félines, sa fille aînée, paraît s’être désintéressée de la succession (22), Gabrielle, la puînée, intenta à sa mère une action « au sujet de la régie par elle prétendue faite des terres, dégradation des biens et du château de Rennes, dépérissement des meubles et effets du seigneur de Blanchefort, ruine de la mine de jais … »(23). Le Parlement de Toulouse aurait rendu, quant aux affaires de Rennes, quatre arrêts en 1758, 1759, 1769 et 1770, qui ne figurent pas dans les actes de cette cour, et qui sont certainement en rapport avec ce litige familial.
Mais, le 13 septembre 1767, un événement important contribue à clarifier la situation : ce jour là, à Toulouse, Gabrielle d’Hautpoul, la benjamine de la famille, auteur de ces actes d’insubordination, épouse, à vingt-huit ans, Paul-François-Vincent de Fleury, seigneur de Caux au diocèse de Béziers, fils de Paul-François et de Christine de Bedos de Celles, en se constituant en dot une somme de 30.000 l. qu’elle s’obligeait de payer à son époux des premiers deniers qui lui viendraient de la liquidation de ses droits paternels. Sa mère, de son côté, en manière de pardon, lui reconnaissait 20.000 l. en dot de son chef propre et en avancement d’hoirie (24).
Ce mariage devait provoquer le partage de la baronnie. On la divisa, le 22 septembre 1770, en deux lots inégaux que tirèrent au sort Elisabeth d’Hautpoul et Gabrielle de Fleury, leur sœur aînée d’Hautpoul-Félines ayant définitivement répudié le tiers qui lui serait normalement revenu. Le premier lot comprit la terre et la seigneurie de Rennes, évaluées à 70.000 l. 11 s. 9 d., les terres et seigneuries de Granès et du Bézu, évaluées respectivement à 14.021 l. 3 s. 4 d., et 21.702 l. 10 s. et une petite terre à Montazels, comptant pour 450 l. ; - le second lot, la terre des Bains, Montferrand et Bézis, d’une valeur globale de 127.857 l. 13 s., la valeur totale de la baronnie étant de 234.217 l. 19 s. 1 d.
A Gabrielle de Fleury échurent les Bains de Rennes, que ses descendants devaient conserver jusqu’en 1889. A Elisabeth d’Hautpoul, les terres de Rennes, Granès et le Bézu, qu’elle gardera jusqu’à sa mort, que nous croyons être survenue en 1817, mais dont aucun document ne nous permet de fixer la date précise (25).

Peu d’évènements marquent la dernière période. Il fallut d’abord régler à Marie d’Ables les sommes dues, à elle reconnues par l’acte de 1770, doublé d’une transaction à la même date. Ce ne fut pas sans mal, puisque on dut attendre février 1771 pour voir lever les séquestres que, dans l’attente du règlement définitif, elle avait apposer sur les biens de ses deux filles, par exploit du 17 juin 1768, neuf mois après le mariage de Gabrielle (26).
Résidant à Caux ou à Toulouse, venant rarement aux Bains de Rennes où il n’a pas de château, le marquis de Fleury administre de loin son domaine, essayant d’obtenir de M. de Saint- Priest, intendant de Languedoc, le privilège d’exploitation de mines très anciennes, depuis longtemps abandonnées, qu’un sieur Dubosc, concessionnaire des mines de Salvezines, venait de faire rouvrir dans le site montagneux dit de Roquenègre (27). Il y avait là, en effet, d’anciennes mines de cuivre, proches de quelques vieux gisements de minerai de plomb et d’argent. Il existait aussi, au sud des Bains, une ancienne mine de jais, ou jayet, dont parle Gensanne dans sa relation de 1778 (28). Pendant longtemps les artisans de Bugarach avaient tiré quelque avantage de l’exploitation de ce jais, dont ils faisaient des bibelots et de menus objets. On trouvait aussi du charbon dans ces parages. La discussion entre le marquis de Fleury et Dubosc se poursuivit pendant cinq ans. En fin de compte, une ordonnance du 5 janvier 1789 accorda à M. de Fleury une autorisation provisoire d’exploitation (29). Mais il n’eut guère le temps de l’utiliser.
Des contrats qui nous restent, on sait que la terre des Bains produisait un revenu annuel de 6.800 l. Dans ce total, on peut fixer le revenu de l’établissement thermal à 3.000 l., les droits féodaux à 3.500 l., le surplus représentant le revenu de terres cultivées (30).
A Rennes réside le plus souvent Elisabeth d’Hautpoul, seigneuresse, seule avec sa mère, au château. Leur maison est bien réduite ; elle se borne à une servante, nécessaire à Marie d’Ables, malade. En 1773, les deux femmes payent 70 l. 7 s. de capitation (31). En 1781, Marie d’Ables, âgée de 67 ans, meurt intestat, laissant seule sa fille qui vieillira désormais avec une femme de chambre et un domestique, dans le château désert. Elisabeth ne perd quand même pas l’occasion d’agrandir son domaine, en profitant, en 1784, de la faillite de Jaffus, saisi à la requête de sa cousine, la marquise d’Hautpoul de Seyres, pour une dette de 5.800 l. Jaffus possède à Rennes la métairie des Bourdous, bonne terre contiguë au Carla. Elisabeth la retire, moyennant 2.100 l. qu’elle paye comptant (32).
Dès le début de la Révolution, Elisabeth prend peur. Elle se réfugie à Toulouse, chez son beau-frère d’Hautpoul-Félines. Sa sœur Marie est morte en 1784, laissant à sa survivance quatre fils dont l’aîné, Jean-Marie-Alexandre, marié à Angélique Le Noir, émigrera et perdra tous ses biens, dont le troisième, Charles-Marie-Benjamin, officier de génie, accompagnera Bonaparte en Egypte, et deviendra le second époux de cette charmante comtesse de Beaufort, amie de Mme de Staël, femme de lettres.
Elle n’a guère entretenu de rapports avec sa sœur Gabrielle de Fleury, qui meurt jeune encore, à la fin d’août 1790, dans un immeuble de la place Saintes-Scarbes à Toulouse, loin de son mari et de ses six enfants (33). Trois de ses fils émigreront. Aussi saisira-t-on partiellement les Bains de Rennes que le puîné, Paul-Urbain, tout jeune encore, aidé par ses sœurs Christine et Justine-Victoire, réussira à sauver après de longs démêlés avec les pouvoirs publics (34).
Il serait intéressant d’étudier comment, une fois la Révolution terminée, les survivants des familles d’Hautpoul et de Fleury gérèrent leurs biens. Qu’il nous suffise de dire que le château de Rennes passa en d’autres mains, au décès d’Elisabeth d’Hautpoul, ainsi que toutes les terres, tant par le fait des hypothèques dont ils étaient grevés que par celui de dispositions testamentaires qu’en dépit de nos recherches, nous continuons d’ignorer.

Quand éclate la Révolution l’état de ces contrées ne diffère pas sensiblement de ce qu’il a été pendant cinquante ans. Sans entrer dans les détails, nous noterons : la déficience de l’agriculture et de l’élevage, l’absence de bourgeoisie, la misère générale.
La superficie de la seigneurie de Rennes peut être évaluée en gros à 4.300 ha. dont, en 1743, 800 à peu près sont cultivés. Une égale quantité de terres pourrait être mise en culture ; mais elle reste en friches, non pas parce que les habitants ne sont pas assez nombreux, mais parce que l’engrais fait défaut, en raison de l’insuffisance du cheptel. Aussi la population a-t-elle l’habitude de ne travailler que la moitié des terres, en laissant reposer l’autre moitié (35). On change de lot tous les six ans environ. D’après les actes de fermage, il semble que, dans les lots cultivés, on pratique plutôt l’assollement alterne que l’assollement triennal.
Les cultures ? du blé, de l’orge, du millet, de l’avoine, du seigle, du méteil, des vignes à Rennes et à Granès, beaucoup moins aux Bains de Rennes et au Bézu. Pas de pommes de terre, bien qu’elles ne soient pas inconnues dans le diocèse. Les légumes ? surtout des fèves et des pois. Peu d’arbres fruitiers. Quelques fourrages, et notamment de la luzerne. Des déclarations de perte de récolte, des bordereaux d’indemnité datant des années 1780-1795 nous permettent d’établir une comparaison avec l’année 1743, où on fit une enquête générale. Rennes produisait alors un peu plus de 300 hl. de blé, 25 hl. d’avoine, 30 hl. de menus grains et, pour 17 ha. de vignes, 120 hl. de vin de basse qualité (36). Or, Rennes compte en 1743 187 habitants (45 familles) payant 1.700 l. de taille, 140 l. de capitation, 184 l. de dixièmes. Pour assurer leur subsistance pendant toute l’année, un supplément de 230 hl. de blé leur serait indispensable.
En 1781, la population sensiblement augmenté ; on dénombre 75 feux. Des rapports de 1790 font d’autre part état de 300 habitants. La production ne s’est pas élevée en proportion de cet accroissement de bouches à nourrir. A en juger par les déclarations de récolte de l’an III - qui fut une année normale, sauf pour l’orge - Rennes récolte à la fin du siècle 400 hl. de blé, plus de 100 hl. de seigle, 23 hl. d’orge et 95 hl. de méteil. Il manque environ la moitié des grains qui seraient nécessaires (37).
La situation est pire aux Bains de Rennes où on déclare en l’an III 86 qx, soit approximativement 50 hl. Le recensement des grains de pluviôse an II (janvier-février 1794) mentionne une réserve de 324 hl. à Rennes, de 167 hl. seulement aux Bains de Rennes (38). D’ailleurs, le bétail était rare dans cette localité. On n’y trouvait en octobre 1794 que 7 bœufs ou vaches, 6 chevaux, 22 mulets et 13 porcs (39). En l’absence de tout document autorisant la comparaison, nous avons des raisons de croire que le gros bétail était plus nombreux à Rennes, sans excéder toutefois une douzaine de têtes dont les Hautpoul possédaient la moitié.
Le cheptel ovin était beaucoup plus considérable, mais le prix élevé du sel empêchait les paysans de donner à cet élevage toute l’importance qu’il aurait pu prendre. Cependant, le diocèse nourrissait 150.000 moutons (40).
Nous avons calculé qu’en 1743, les communautés de la seigneurie de Rennes payaient :
taille : 4.510 l. 18 s. 9 d.
cap. : 443 l. 18 s.
1/10è : 494 l. 6 s. 6 d.

au total 5.449 l. 2 s. 15 d., pour une population de 562 habitants, ce qui représente une moyenne de 9 l. 4 s. par tête.
Encore ne faisons-nous pas entrer dans ce compte la communauté de Saint-Just, qui fit partie de la baronnie pendant treize ans. Elle comprenait 137 habitants, grevés de 720 l. 10 s. 4 d. de taille, de 119 l. 5 s. de capitation, de 83 l. 10 s. 4 d. de dixième.
Ajoutons à notre total les frais des communautés, assez peu élevées en général, les droits féodaux, près de 2.000 l., les dîmes,1.700 l. (41), et nous ne trouverons pas extraordinaire la note ajoutée à l’enquête par Cayrol de Madailhan, commissaire désigné, qui écrit : « Rennes est situé sur un roc escarpé où il n’y a aucune commodité, sec et aride, et à peine a-t-on de l’eau en été ; il n’y a qu’un petit ruisseau, éloigné d’1/4 de lieue, qui est très souvent à sec. Le terrain est si mauvais et tellement en pente, que la pluie la plus douce entraîne avec elle la récolte et ne laisse que le roc. Les habitants travaillent beaucoup et ne recueillent presque rien ; s’il n’était qu’ils vont se louer dans les villages voisins, ils seraient réduits à l’aumône » (42).
L’agriculture était, d’autre part, grevée de frais énormes. Une note non signée, datée de 1768, relative à l’agriculture dans le diocèse d’Alet, dit textuellement : « dans la culture actuelle, les propriétaires ont 1/8è du produit, la taille et la capitation 1/24è, le fermier 1/22è, les frais tout le reste. En supposant le produit total de 594 l., il y a pour le propriétaire 76 l., pour la taille 26 l., pour le fermier 27 l., pour la dîme 50 l., pour les frais 415 l. » (43).
On pense bien que le taux des salaires était assez bas. Nous ne pouvons malheureusement pas, au moins en l’état présent de notre étude, juger de l’évolution des salaires au XVIIIè siècle, faute d’éléments de comparaison. Néanmoins, nous savons que dans les années quatre-vingts, les salaires pratiqués dans le bas diocèse, pays de vignes, étaient de 10 à 15 sols la journée ; mais on y ajoutait du vin. Ils étaient un peu plus élevés dans les Corbières. On donnait : pour une journée de labourage, 1 l. 15 s. ; - la journée d’un homme et de deux chevaux pour charrier des matériaux, 2 l. ; - la journée d’un cheval pour charrier du fumier ou du feuillage, 2 l. ; - la journée pour piocher, 15 s. ;- pour faire du feuillage, 18 s. ; - pour bêcher, 18 s. ; - pour abattre les noix, 16 s. ; - pour la tonte des moutons, 1 l. 15 s. ; - la journée d’une femme pour faire les fagots, 6 s. (44). Mais une livre de viande de vache valait 8 sols, une livre de viande de bœuf, de 9 à 10 sols (45). Le quintal de fourrage coûtait près de 3 l., le quintal de paille, près d’une l. (46). Au marché de Limoux, le prix du setier de blé passait de 12 l. 6 s. en 1780 et 15 l. 5 s. en 1781, à 17 l. 8 s. en 1788, 20 l. 8 s. 4 d. en 1789 et 23 l. 10 s. en 1790 (47).
Voilà pourquoi ces malheureux étaient contraint de vendre une partie de leurs maigres récoltes pour se procurer quelque numéraire. Voilà pourquoi leur sobriété était légendaire : ils étaient renommés pour ignorer à peu près le goût de la viande de boucherie.
Néanmoins, à partir du milieu du XVIIIè siècle, de-ci de-là, dans ces paroisses désolées, quelques famille paraissent se détacher. Et, en dépit de la faiblesse des indices, on en distingue quelques-unes en nette ascension. Notons que les rôles de la capitation n’indiquent à Rennes que trois contribuables payant 4 l., au Bézu trois, aux Bains de Rennes neuf, à Granès trois. Ce sont tous de petits propriétaires dont quelques-uns ont été ou sont fermiers de leur seigneur. A Rennes, Michel Captier se détachera, mais dans les toutes dernières années de la Révolution. A part ces gens-là, on ne découvre aucun commerçant, aucun artisan aisé.
Pour trouver des bourgeois, il faut aller dans des bourgs plus importants, à Alet, à Espéraza, à Couiza, à Quillan, à Caudiès ou à Saint-Paul-de-Fenouillet. On en rencontre aussi quelques-uns au pays de Sault. Ce sont, en général, des marchands de bois, des propriétaires de forges, des hôteliers, des commerçants, des hommes de loi et des médecins. Leur nombre grandira dès le début du XIXè siècle.

Nous n'avons pas la prétention d'avoir, en quelques lignes, exposé les heurs et les malheurs de la seigneurie de Rennes. Non seulement nous n'avons pu que donner une idée générale de son évolution, mais encore nous avons dû laisser dans l'ombre, notamment en matière économique, bien des points sur lesquels les recherches n'ont pas encore donné de résultats suffisants. Nous tenterons néanmoins, ultérieurement, de retracer dans tous ces aspects l'histoire de cette petite seigneurie des hautes Corbières sous ses derniers seigneurs.

R. Descadeillas.

(*) Cette étude a été rédigée au début de 1958. Depuis lors, des recherches plus étendues se rapportant à des documents nouveaux, notamment dans le domaine fiscal, ont permis de fixer avec plus de précision les charges des particuliers. Aussi tous les chiffres, toutes les évaluations qui figurent dans cette étude n’ont qu’une valeur indicative. Des travaux plus complets seront publiés par la suite.


(1) Villain, La France moderne, III : Haute-Garonne et Ariège, 1ère partie, p. 218 er sq. - Chroniques de Languedoc, vol. 5, année 1878, p. 149 et sq.
(2) Arch. Aude, Fonds du diocèse d’Alet, Rôles de la capitation, de 1700 à 1782.
(3) Arch. mun. de Rennes-le-Château, de Rennes-les-Bains, de Granès, Compoix terriers.
(4) Arch. Aude, Fonds du diocèse d’Alet, Rôles de la capitation, de 1700 à 1782.
(5) Moulis (abbé), Le pays de Sault, Recherches historiques, pp. 68 et sq ?
(6) Arch. Aude, 3E, Fonds Mouyren, Siau, notaire à Espéraza.
(7) Arch. Aude, 3E, Fonds Mouyren, Siau, notaire à Espéraza, 1731. Capia est donné à ferme pour une rente annuelle de 34 setiers de blé (25 hl. env.), 15 setiers d’avoine (11 hl. 500 env.) 34 poules et 200 œufs.
(8) Les registres d’état civil de Rennes ne sont conservés qu’à partir de 1737.
(9 et 9 bis) Arch. mun. de Rennes, 5E-1327.
(10) Arch. mun. Granès, Copie d’un acte du 24 février 1699, retenu par Me Espezel, notaire à Espéraza.
(11) Arch. Aude, 3E, Fonds Mouyren : Siau, Espéraza, 1739 et 1740. Fonds Montesquieu-Roquefort, 2156-50.
(12) Arch. Aude, Fonds du diocèse d’Alet, Rôles de la capitation de 1700 à 1782.
(13) Villain, La France moderne, t. 3, Haute-Garonne et Ariège, 1ère partie, p. 226.
(14) Etude de Me Sarraquignes, à Peyriac-Minervois : Minutes de Me Rougeat, notaire royal de Peyriac, vol. de 1752.
(15) Arch. mun. de Limoux, 5E-981, et Arch. mun. de Rennes, 5E-1327 (2).
(16) Arch. Aude, 3E, Fonds Mouyren : Siau (Espéraza), 1738.
(17) Arch. Aude, 3E, Fonds Mouyren : Siau (Espéraza), 1735, 1739.
(18) Arch. Aude, 3E-2316-2317.
(19) Arch. Aude, 3E-2322.
(20) Arch. Aude, 3 E2322. C’est à cette époque que les Fondi, qui existent encore, sont devenus Fondi de Niort.
(21) Arch. Haute-Garonne, Minutes de Me Roc-Monnereau, 10.783.
(22) Arch. Aude, 3E-2317.
(23) Arch. Haute-Garonne, Minutes de Me Roc-Monnereau, 10.783.
(24) Arch. Haute-Garonne, Minutes de Me Roc-Monnereau, 10.789.
(25) Arch. Haute-Garonne, Minutes de Me Roc-Monnereau, notaire à Toulouse, 10.783.
(26) Arch. Aude, 3E-2360.
(27) Arch. Hérault, C-2706.
(28) Gensanne, Histoire naturelle de la province de Languedoc, t. IV, pp. 183 et sq.
(29) Arch. Hérault, C-2706.
(30) Arch. Aude, Minutes de Me Rieutord, notaire à Limoux, 1789, et Arch. Hérault, C-2706.
(31) Arch. Aude, Fonds du diocèse d’Alet, Rôles de la capitation de 1700 à 1782.
(32) Arch. Aude, Fonds Mouyren, Siau (Espéraza), 1784.
(33) Eude de Me Serlooten, à Toulouse, Minutes de Me Pugens, notaire à Toulouse : testament de Marie-Anne-Gabrielle de Fleury, registre de l’an XI.
(34) Arch. Aude, Q-659.
(35) Arch. Hérault, C-1115.
(36) Arch. Hérault, C-1115. On dit même : de « mauvais vin ». Le rendement, 7hl. à l’ha., était très faible. Il est actuellement, en année normale, de 40 hl. à l’ha. environ.
(37) Arch. Aude, L-508 et L-1689. Nous tenons naturellement compte de ce que ces déclarations peuvent dissimuler, et nous ne leur accordons qu’une valeur relative.
(38) Arch. Aude, L-1684.
(39) Arch. Aude, L-512.
(40) Arch. Hérault, C-2846.
(41) Arch. Hérault, C-1115.
(42) Arch. Hérault, C-1115.
(43) Arch. Hérault, C-2949.
(44) Arch. Aude, Fonds de La Terrasse, 2156.50.
(45) Arch. Hérault, C-2846.
(46) Arch. Aude, L-1589.
(47) Arch. Aude, L-484. Il s’agit du prix moyen du setier de blé (0 hl. 7645) calculé par année, d’après les mercuriales hebdomadaires.